Une odeur qui nous ramène instantanément à l’enfance, une musique qui réveille un moment précis de notre vie, une texture ou un paysage qui nous replonge dans un souvenir… Intuitivement, nous savons que nos cinq sens jouent un rôle particulier dans la mémoire. La recherche confirme aujourd’hui que la façon dont nous percevons le monde ; par la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, influence la manière dont nos souvenirs se forment, se consolident et se rappellent.

/ Quand plusieurs sens travaillent ensemble, la mémoire gagne en relief
Dans la vie quotidienne, nous ne vivons presque jamais une expérience avec un seul sens. Une scène associe des images, des sons, parfois des odeurs, des mouvements, une ambiance globale.
Des travaux récents montrent que, dans certains contextes, le fait d’encoder une information à la fois par la vue et le son peut améliorer la mémoire de l’épisode vécu, notamment du contexte dans lequel il se déroule[1]. Lorsqu’un objet est présenté avec un son cohérent, on se souvient mieux de l’environnement dans lequel il est apparu que lorsqu’il est présenté sans son ou avec un son sans lien avec la scène.
Cela ne signifie pas que « plus de sens = toujours plus de mémoire ». L’effet dépend de la pertinence de l’information sensorielle. Quand le son ou l’image ajoutés ne servent à rien pour comprendre la situation, le bénéfice sur la mémoire peut être limité. Mais lorsque les signaux sensoriels sont congruents, ils enrichissent la trace mnésique et rendent l’épisode plus facile à retrouver[1].
/ L’odorat, un raccourci étonnant vers les souvenirs autobiographiques
Certaines expériences semblent laisser une empreinte plus profonde que d’autres. C’est particulièrement vrai pour les odeurs. Plusieurs études montrent que les souvenirs déclenchés par une odeur (ce que l’on appelle parfois la « madeleine de Proust ») sont souvent plus anciens, plus riches en détails émotionnels et ressentis comme plus « immersifs » que ceux déclenchés par des images ou des mots[2].
L’odorat est directement relié aux régions du cerveau impliquées dans les émotions et la mémoire autobiographique. Lorsqu’une odeur familière est perçue, elle peut réactiver d’un coup tout un épisode de vie : un lieu, une personne, une ambiance, parfois avec une grande intensité affective [2].
Ces souvenirs ne sont pas plus « vrais » que les autres, mais ils sont souvent perçus comme particulièrement vivants.
/ La musique, un puissant réveil pour les souvenirs personnels
La musique est un autre exemple marquant. Elle ne se contente pas d’accompagner nos émotions : elle s’associe à des moments de vie précis. Des travaux de neuroimagerie ont montré que des chansons liées à des souvenirs personnels activent un réseau incluant le cortex préfrontal médian, une région impliquée dans l’identité, l’autobiographie et les émotions[3].
Concrètement, entendre un morceau que l’on écoutait à l’adolescence peut raviver non seulement la mélodie, mais aussi le contexte : avec qui on était, ce que l’on ressentait, l’époque de sa vie. Chez certaines personnes âgées, et même chez des personnes atteintes de troubles de la mémoire, la musique peut ainsi réactiver des souvenirs que d’autres indices ne parviennent plus à mobiliser[3].
/ Un cerveau plastique, qui se réorganise selon les expériences sensorielles
La contribution des sens à la mémoire ne se limite pas aux situations « normales ». Quand l’un des sens est altéré ou perdu (cécité, surdité, perte d’odorat), le cerveau est capable de se réorganiser.
Des travaux de synthèse montrent que la privation sensorielle peut conduire à une « plasticité croisée » : des régions initialement dédiées à un sens (par exemple, la vision) se mettent à traiter des informations d’un autre sens, comme le toucher ou l’audition[4].
Chez certaines personnes aveugles, on observe par exemple une activation du cortex visuel lors de tâches tactiles ou auditives complexes. Cette réorganisation peut s’accompagner d’une meilleure utilisation des autres modalités sensorielles, et donc d’une manière différente de construire et de rappeler les souvenirs[4].
Ces observations rappellent que notre mémoire n’est pas figée : elle se construit à partir des expériences sensorielles que nous vivons, mais aussi des adaptations du cerveau tout au long de la vie.
/ Ce qu’il faut retenir
Nos cinq sens ne sont pas de simples « entrées » vers le cerveau. Ils participent activement à la manière dont nos souvenirs se forment, se colorent émotionnellement et se rappellent.
- Les expériences multisensorielles peuvent enrichir la mémoire d’un épisode, surtout lorsque les informations sensorielles sont cohérentes entre elles[1].
- Les odeurs et la musique jouent un rôle particulier dans l’évocation des souvenirs autobiographiques, souvent anciens et chargés d’émotions[2][3].
- Le cerveau reste capable de se réorganiser quand un sens est altéré, en modifiant la manière dont les informations sont traitées et mémorisées[4].
Sans être des « clés magiques » de la mémoire, nos sens façonnent profondément la façon dont nous racontons et revivons notre histoire.
Références :
[1] Duarte S. E., Yonelinas A. P., Ghetti S., Geng J. J. (2025). Multisensory processing impacts memory for objects and their sources. Memory & Cognition, 53(2), 646-665.
[2] Hackländer R. P. M., Janssen S. M. J., Bermeitinger C. (2019). An in-depth review of the methods, findings, and theories associated with odor-evoked autobiographical memory. Psychonomic Bulletin & Review, 26, 401-429.
[3] Janata P. (2009). The neural architecture of music-evoked autobiographical memories. Cerebral Cortex, 19(11), 2579-2594.
[4] Frasnelli J., Collignon O., Voss P., Lepore F. (2011). Crossmodal plasticity in sensory loss. In: Progress in Brain Research, Vol. 191, 233-250.

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